Une œuvre sur deux jambes
par Sébastien Omont
Dans la diversité de l’œuvre de Lídia Jorge, revient constamment une dualité dynamique, féconde, dialectique, portant le récit, lui permettant de laisser affleurer, au-delà du simple enchaînement d’événements dramatiques, une vérité furtive. Une dualité à plusieurs niveaux : interne à chaque personnage, présente chez chaque couple ou groupe, caractéristique du rythme propre à chaque livre et du cadre spatio-temporel des romans.
Le changement comme dynamique romanesque
Dans ces romans s’exprime d’abord l’intérêt constant de confronter un pays immobile, endormi, passif – le Portugal, ici peut-être autant comme métaphore que comme pays réel – avec un bouleversement historique. La petite communauté villageoise de La Journée des prodiges, qui n’a guère changé depuis le Moyen-âge, voit littéralement passer dans ses rues, sous la forme d’un blindé messianique, la Révolution des Œillets. Il ne fait que passer, il n’y a aucun changement concret, pourtant la simple idée du bouleversement suffit. Les paysans l’attendaient confusément et, s’ils sont déçus, certains – en fait certaines – vont savoir prendre en main leur destin.
Paradoxalement, et c’est là, dès ce premier roman, la subtilité de Lídia Jorge, ces femmes le feront en s’ancrant, en s’enracinant davantage dans cette communauté au lieu d’attendre leur libération d’un extérieur illusoire. Branca va s’émanciper de son mari brutal, non en s’enfuyant avec le cantonnier, ce qui la ferais seument changer de dépendance masculine, mais en dominant son mari grâce au don de double vue qui fait venir à elle les foules. Carminha Parda va enfin cesser d’attendre le prince charmant, l’étranger qui l’arracherait à sa condition de bâtarde, pour vivre pleinement au présent le grand amour offert par Macario, l’épileptique, le lunatique, le musicien du village. Ainsi, elle s’insère dans la communauté, dans la vie réelle, et échappe à l’imaginaire de conte de fées, à la fois princesse et souillon, dans lequel l’enfermaient les villageois.
La Forêt dans le fleuve, publié quatre ans plus tard, explore les espoirs de la société post-révolutionnaire. Tous les personnages, dans une certaine mesure, déçoivent, à la mesure de la réalité par rapport aux idéaux de la Révolution des Œillets. Pourtant, avec leur part d’échec, ils ont tous aussi en eux une forme de grandeur.
Júlia, le personnage principal, ne rencontre pas le grand amour, manque de perdre son fils et de sombrer dans la folie, mais elle a su rester attentive aux autres et se libérer du modèle trop brillant et arriviste incarné par son amie Anabela Cravo. Celle-ci, au contraire, sacrifie tout, y compris l’amour et l’amitié, à la réussite sociale. Cependant, son énergie et le lien qui a existé entre elle et Júlia subsistent avec force, réellement, la grandissant. Le sculpteur : Artur Salema peut sembler faible et lâche, mais il a été sincère dans ses tentatives de créer un art révolutionnaire et a inspiré un amour véritable à Júlia. Au contraire, Fernando Rita réussit à créer une œuvre mais pas à avoir la femme qu’il aime. Cette dualité, définissant chaque personnage à la fois faible et fort, s'exprime aussi à travers des couples : Júlia et Anabela, ou Artur et Fernando, les deux artistes.
Le protagoniste et son double
Le thème du double est évident dans La Forêt dans le fleuve : la force d’Anabela, son « sens de l’action », fascine Júlia, et quand la première décide de prendre ses distances parce qu’elle prétend que le fils de la seconde a ruiné involontairement son rêve d’ascension sociale, Júlia va devenir Anabela. Elle agit comme elle croit que se comporte l’ambitieuse, sans ambition propre cependant, mais avec la même dureté et la même liberté. Comme Anabela, elle profite du désir des hommes, et comme elle, elle se fait avorter, par la même avorteuse, en une scène si semblable qu’elle en devient inquiétante. Significativement, c’est son fils, Jóia, qui apparaîtra comme le prix à payer de l’effrayante liberté qu’elle cherche à imiter. L’amour qu’elle garde malgré tout à son fils distingue Júlia d’Anabela : Jóia ne sera pas l’enfant « Né sans amour et sans pardon » qu’hésitait à mettre au monde la Cravo. Júlia ne deviendra pas Anabela. Tout le roman se déploie dans l’écart qui sépare ces deux personnages pourtant si proches.
Le roman suivant, Le Rivage des murmures, explore aussi ce thème du double par imitation : le mari de la narratrice, le sous-lieutenant, cherche à devenir son chef bien-aimé, le capitaine, à la cicatrice glorieuse, héros viril massacreur de flamants roses, en une duplication doublement grotesque, puisque le capitaine Forza Leal est déjà une caricature. La caricature de l’image qu’il se fait de lui-même. Moins explicitement, en parallèle du couple des deux militaires, Evita, la narratrice, entre également dans une relation de fascination avec la femme du capitaine, « Hélène de Troie », « fruit satiné dépouillé de son écorce », « corps […] en expansion » méritant « le sacrifice de tous les hommes, de tous les animaux, de toutes les espèces », dont l’âme est « réduite à un pépiement bref ». Contrairement à son mari, mais comme Júlia, Evita saura toutefois résister à cette attraction pour le corps évident, pour la force vitale réduite à elle-même. Dans une belle scène, elle dira non à ce corps exigeant des sacrifices, et conquerra la liberté de l’être.
Le thème du double est moins évident dans les romans postérieurs mais on le retrouve dans La Couverture du Soldat, avec les deux frères : Custódio, le boîteux, humble et patient, attaché à la terre, constant, et Walter, le séducteur, le voyageur, le volage. Le mari et l’amant, cet Héphaïstos et cet Arès – le « Soldat » du titre – aiment la même Aphrodite : Maria Ema.
Le temps boiteux
Chez Lídia Jorge, le temps également avance sur deux jambes claudiquant de plus en plus au fil des romans ; il est double et, bien souvent, le temps du monde n’est pas celui du personnage principal.
L’Ingénieur Geraldes entend bien profiter de chaque minute de l'escapade de cinq jours qu'il s’est accordé avec « La dernière femme », la « bruissante » Anita Starlette. Pourtant, une fois avec elle, il procrastine, fait des plans, attend, hésite. Quand il saura enfin ce qu’il veut, le temps aura coulé plus vite pour Anita : il sera déjà trop tard.
La maîtrise du temps se retrouve au cœur du Jardin sans limites. Le personnage du « Static Man », statue vivante, doit le nier, le retenir ou le perdre, dans sa dimension spatiale, en restant strictement immobile entre deux moments. Le temps passe plus vite pour ses camarades de la Maison de l’Ara qui veulent marquer l’entrée de Lisbonne dans la modernité par un film sur les crimes de tueurs en série et de tireurs fous. Le décalage ne cesse de grandir jusqu’à ce que le « Static Man » ne puisse plus tenir sa position paradoxale entre immobilité et durée.
Dans ce livre, plusieurs personnages restent en arrière, disparaissent, comme s’ils tombaient en marche du train contemporain. Un autre protagoniste constitue un excellent exemple de la manière dont les romans de Lídia Jorge se déroulent selon plusieurs vitesses, plaçant les personnages en porte-à-faux et révélant leur mal-être au monde. Depuis la révolution, Lanuit est resté le même tandis que ses anciens camarades ont évolué avec la société. Quand Lanuit se remet en mouvement, quand il se remet à agir, le rythme du monde est trop rapide, et l’acte qu’il devait accomplir se produit en dehors de lui.
Dans Le Vent qui siffle dans les grues, le temps de Milene, la jeune fille qu’on pourrait dire « attardée », n’est pas non plus celui des « oncles » et des « tantes », politiciens et entrepreneurs. Milene se trouve bien plus en phase avec la temporalité de la famille capverdienne des Mata, ce qui explique qu’ils l'adoptent en un sens. En particulier dans la période de latence qui sépare la mort de sa grand-mère du retour des oncles.
Des personnages se retrouvent également hors du cours habituel du temps dans Nous combattrons l’ombre. Osvaldo Campos brise pendant quelques jours le rythme de ses rendez-vous de psychanalyste, tandis que Rossiana attend des mois dans un appartement vide le billet d’avion qui remettra son existence en marche. C’est d’ailleurs parce qu’il ne maîtrise pas la différence de vitesse entre le temps administratif et journalistique – le temps du pouvoir apparent – et le temps mafieux – le temps du pouvoir réel – qu’Osvaldo va perdre la vie.
Les personnages de Lídia Jorge boitent parce qu'ils suivent un rythme propre qui n'est pas celui du monde. L’association de la fascination pour le modèle et de son refus, du repli sur soi et de l’énergie libérée, du divan profond et des vieilles baskets, en font des êtres complexes et bouleversants.
Cet article a paru dans le numéro 33 de la revue >