Strawberry Fields Forever
par Joachim Arthuys
Pourquoi Mario Conde est-il devenu flic ? A cette question que tout le monde lui pose, il y a au moins une réponse : pour faire justice de tous les fils de putes ayant commis un crime et qui méritent d’être punis. En apparence, le justicier Conde s’applique à bien faire son boulot de bon Samaritain. Mais la réponse est trop simpliste. Il doit y avoir une autre raison… Confusément, le Conde le sait, il en a l’intuition. Mais il ne pourra pas la formuler, elle demeurera pour lui, au terme de toutes ses enquêtes, un secret indicible. C’est que la véritable raison ne lui appartient pas. Elle est littéraire, et seul Leonardo Padura, son écrivain de géniteur peut la donner : « Mario Conde est une métaphore, pas un policier ».
Dans chacun des romans qui constituent la série Conde, le canevas policier, tout à fait classique, est le même : une énigme initiale (un meurtre ou une disparition mystérieuse), une enquête, et la résolution de l’énigme. Mais l’enquête policière qui donne sa trame au roman n’est qu’un prétexte, car l’énigme qui est à son principe permet en fait d’enquêter sur une autre énigme, socio-historique et ontologique. L’écho aux questions Qui est le coupable et quel est le mobile ? est toujours Qui suis-je et comment le suis-je devenu ?. Si Padura a fait du Conde un flic, c’est bien parce que les enquêtes qu’il sait si bien mener sont le seul moyen pour lui de comprendre son monde et de se comprendre lui-même.
Or, le Conde est l’incarnation métaphorique de toute une génération de Cubains, et chaque intrigue qui conduit le flic à essayer de reconstituer un passé – celui de la victime, celui du coupable – pour dévoiler les circonstances d’un crime, le conduit en fait à enquêter sur son propre passé, ainsi que sur celui des Cubains de sa génération et celui de Cuba. En sondant la part d’ombre des destins qui se sont noués dans le crime, c’est la part d’ombre de la société cubaine que le Conde sonde, toujours pour découvrir à quel point chaque pan qui la constitue est pourrie : le milieu politique corrompu a permis à des salopards de profiter des confiscations et nationalisations pour magouiller leur réussite en mettant la main sur une maison ou un tableau de Matisse ; le système économique, corrompu lui aussi, a mis la majorité des Cubains sur le carreau tandis que quelques uns se sont enrichis ; dans l’éducation, les résultats se paient au prix de la marijuana ou de la mort ; l’éthique de la police est putréfiée ; quant au milieu artistique, il faut y abdiquer sa liberté et se soumettre à l’idéal révolutionnaire ou se résigner à être brisé puis oublié, comme le Conde quand il écrit sa première nouvelle pour le journal du lycée, ou Alberto Marqués, le dramaturge homosexuel d’Électre à La Havane… Comment est-il possible que le pays se soit ainsi abîmé ? Cette question qui traverse, en filigrane, toute la série Mario Conde, reste sans réponse, et explique le découragement et l’angoisse que Mario, son chef Rangel et d’autres ont en partage. Dieu liquidé et la révolution corrompue, il n’y a plus aucun garant d’une justice transcendante ou humaine. Il ne reste que le sentiment de l’injustice, et le vertige de la désespérance.
Pourtant, il fut un temps où La Havane resplendissante accueillait les plus grandes chanteuses de boléros, les stars américaines telles Hemingway et Ava Gardner. C’était le temps des combats de coqs, auxquels Mario enfant était initié par son grand-père Rufino, le temps où le Conde et ses copains jouissaient de la vie et jouaient au baseball. Le temps où Carlos el Flaco, Carlos le maigre, était encore maigre et baisait à tout va. C’était aussi le temps où Mario découvrait le vrai sens de la vie en apprenant à se masturber. Le temps où l’on tournait en boucle et clandestinement, dans la chambre des cousins, Strawberry Fields Forever… Mais les combats de coqs ont été interdits et Rufino est mort. Le Conde et ses copains ne peuvent plus jouer au baseball parce qu’ils sont trop vieux. Le Flaco, revenu paralysé de la guerre d’Angola est coincé dans un fauteuil roulant, et n’est plus maigre. Le Conde ne baise qu’occasionnellement, et la masturbation n’est plus qu’un pis-aller… Son boulot de flic le plonge quotidiennement dans une horreur à peine compréhensible et insupportable, et chaque nuit est pour lui un « enfer » où « il cuit à petit feu – ou cerné de flammes agressives » : « les nuits d’un policier sont des eaux troubles, aux odeurs putrides et aux couleurs mortes ».
Il ne reste au Conde que la nostalgie du passé et le souvenir de ce temps révolu devenu son obsession. Le passé, « passé parfait », acquiert, au fil des romans, une véritable dimension mythique : c’est rêvant d’un âge d’or fantasmé qu’il déambule dans La Havane désormais pourrissante, aux façades décrépites, lesquelles cachent des taudis, des enfers banals et familiers où les crimes s’ourdissent… Cette ville qui se délite est à l’image du destin du Conde et de ses copains. A l’image de toute une génération de Cubains qui avaient mis tant d’espoirs dans la révolution, rêve collectif imposé et sur l’autel duquel, finalement, tant de rêves seront sacrifiés.
Au fil des romans, le présent apparaît de plus en plus sûrement comme la fin d’un monde. Cette dimension eschatologique des romans rend palpable la désespérance qui accable la génération de Mario et semble la pétrifier. D’ailleurs, il est remarquable que le Conde soit capable de se projeter dans le passé pour le ressusciter, mais comme frappé d’impuissance quand il s’agit d’envisager l’avenir. Le futur ne lui apparaît jamais comme un possible salvateur. Nul espoir d’un paradis à venir : le paradis est perdu. Dans L’Automne à Cuba, roman qui clôt le cycle des Quatre saisons, un cyclone approche et menace de dévaster l’île tandis que l’enquête progresse, et lorsque celle-ci est enfin résolue, le cyclone frappe : « Que resterait-il de cette ville punie et vieillissante que le Conde portait dans son cœur même s’il était mal payé en retour de son amour ? …Peut-être rien : en réalité, la dévastation avait commencé longtemps auparavant, et l’ouragan n’était que le bourreau féroce envoyé pour appliquer les condamnations déjà prononcées… Il resterait, peut-être, la mémoire… ».
La mémoire est la seule « possibilité salvatrice ». Elle préserve, intact, le souvenir du paradis perdu. C’est une mémoire en souffrance, désespérée qui ne témoigne que de la faillite de toutes choses. Ou presque, car il reste quand même la chanson des Beatles, Strawberry fields forever… Le Conde n’en comprend pas les paroles, mais ça ne l’empêche pas de les chanter à tue-tête, à l’occasion. Façon de s’enivrer de manière non éthylique. S’enivrer du souvenir. Il restera toujours l’amitié aussi, la possibilité de boire du rhum avec les copains, du bon à l’occasion, du tort boyaux le plus souvent, brutal mais efficace. La mémoire en souffrance est parfois insupportable, alors il faut s’enivrer, de manière éthylique cette fois, pour oublier le présent et ressusciter le bonheur originel. Boire et chanter Strawberry Fields Forever : c’est plus facile de vivre les yeux fermés que de devenir quelqu’un, dit la chanson. Plus rien de réel, plus de souci à se faire, c’est bien, enfin, c’est pas mal. Strawberry Fields Forever… Mais le résultat est pire, car au réveil, le paradis entraperçu n’est plus qu’une image froissée par les rêves alcooliques qui brisent le corps, laissent la bouche pâteuse et barrent douloureusement le front. Deux comprimés de Duralgine et un peu de baume du tigre dissiperont la douleur, mais la vague impression d’avoir irrémédiablement perdu quelque chose, elle, persistera.