Chercher une tombe
par Sébastien Omont
Le deuxième roman de David Vann, Désolations, finit là où commence le précédent, Sukkwan Island : par une cabane au milieu d’une île déserte. Dans les deux cas, cette cabane n’est pas seulement un abri, mais une chance. Une métonymie. Un nouveau départ destiné à racheter une existence ratée ; un projet dans lequel les deux pères, Gary et Jim, engagent leur vie. Tous deux prévoient une simplification, un quotidien en accord avec la nature, un dépouillement dont le signe serait cette habitation minimale. Par des voies différentes, méditation new age et spiritualité bouddhiste, Galen, le protagoniste d’Impurs, recherche lui aussi le détachement et la communion avec la nature ; et un séjour à la « cabane » familiale, sorte de chalet au milieu des bois, devient l’occasion rêvée d’essayer de se fondre dans la pierre et de marcher sur l’eau. Pour les chasseurs de Goat Mountain, la cabane n’est même plus nécessaire : le campement se trouve en plein air, avec une table et un sommier rouillé. Il doit permettre de retrouver la vraie vie : la chasse, combinaison de nature et de violence.
Cependant toutes ces entreprises débouchent sur de cuisants échecs. La nature, nullement accueillante, punit très vite les personnages maladroits qui cherchent à l’investir. Humide et glaciale, étouffante et vénéneuse, elle les réduit à l’état de pantins grotesques contemplant leurs fragiles espoirs piétinés. C’est évident pour Gary, qui bâtit une cabane bancale et pleine de courants d’air, ou pour Galen, « extatique, son âme tout entière débordante d’amour. Son pied sur la surface, froide, le souffle de l’eau et c’était une bonne chose, il allait y arriver, mais son pied s’enfonça et il bascula, essayant de maintenir les paumes vers le ciel, essayant de sauver l’instant, essayant de ne pas perdre la foi. […] il tomba en avant, heurta l’eau tête la première dans un choc glacial, la respiration brutalement coupée ». La cabane de Jim, le père de Sukkwan Island, « bien construite » et approvisionnée avec soin, sera elle au bout de deux jours saccagée par un ours. Quant aux chasseurs de Goat Mountain, il a suffi d’un corps, celui d’un braconnier, pour faire voler en éclats leur prétendue proximité avec la nature. Ils ne cessent ensuite de s’y cogner comme le feraient des aveugles dans un labyrinthe, se battant au milieu du ruisseau qui traverse leur bivouac, se roulant dans des buissons de sumac ou bondissant dans les fourrés à la poursuite de cerfs imaginaires.
Tous ces lieux censés rendre possible une vie plus libre se révèlent curieusement être des forteresses dont la vraie fonction permet à leurs possesseurs de se retrancher de l’humanité. La propriété familiale dans Goat Mountain est défendue par un système destiné à prévenir toute intrusion, tandis que le hangar que choisissent la mère et le fils d’Impurs comme cadre de leur affrontement final est également protégé par un cadenas impossible à forcer. Enfin, selon Irene, sa femme, le projet de cabane de Gary n’est qu’un moyen de se séparer d’elle ; lui-même finit par s’apercevoir qu’il n’a jamais envisagé que d’y vivre seul. Son entreprise paraît si insensée qu’on s’interroge sur le véritable désir de réussite du personnage : alors qu’il possède par ailleurs une belle maison confortable et qu’arrivent les tempêtes, il entame, sans plan préétabli, la construction d’une cabane trop petite. Chez David Vann, les personnages semblent regretter secrètement d’habiter un logement moderne. Mark, le fils de Gary n’a jamais aménagé sa maison : « il manquait encore la plupart des cloisons sèches et de l’isolation, elle était froide en hiver et n’avait toujours ni toilettes ni eau courante. » L’absence de distance avec l’extérieur dont rêve Gary existe dans la maison de son fils, mais elle passe par l’inconfort. Carl, le citadin, l’éprouve : « L’air étonnamment froid. Ni chauffage ni isolation, le vent se faufilant quelque part. Carl avait retiré sa veste, mais il la remit et releva sa capuche. C’était comme être à l’extérieur. » Quand, sur son île, il découvre une autre cabane habilement construite, Gary s’y intéresse à peine. Dans Sukkwan Island, Jim, le père, trouve lui aussi une « cabane » fermée, qui est en fait une véritable résidence secondaire, avec tout le nécessaire pour vivre agréablement en Alaska. Il s’y installe, mais pour y mener une existence minimale, dormant à même le sol, mangeant des conserves froides, jusqu’à détruire tout confort en y mettant, plus ou moins involontairement, le feu. Les personnages de Vann rejettent ce qui est chaleureux, doux, vivable.
La cabane de la famille de Galen, à la différence des autres, est accueillante, bien que confinée ; sa fonction n’est apparemment pas de se séparer, mais de s’y retrouver en famille. Et pourtant, la promiscuité engendre l’explosion de la cellule familiale, la mère en profitant pour couper tous les liens : elle met fin aux relations avec sa sœur et sa nièce et utilise le fait que Galen couche avec sa cousine pour tenter de l’envoyer en prison. Le dentiste Jim de Désolations, en trompant sa future femme dans le salon de leur belle maison, fait lui aussi imploser le couple harmonieux que promettait cette demeure cossue. Même si la déflagration aura lieu après la fin du livre, elle ne fait guère de doute, Jim installant les appareils de musculation qui lui permettront de devenir un séducteur au milieu de ce salon, cœur de la maison.
Ces cabanes et campements, qu’on associe spontanément à la détente et à l’apaisement servent en réalité à faire éclater la violence et, avec elle, la famille. Ils accueillent tous un mort, et de préférence un proche. Les personnages ne souhaitent donc pas embrasser un mode de vie rustique en accord avec la nature. En s’échinant à trouver des lieux sinistres et inconfortables, ils sont en fait en quête de caveaux où ils pourront enterrer leur famille et eux avec. Des endroits inhospitaliers, précaires, plus favorables aux morts qu’aux vivants, à l’opposé des habitations bien chauffées et accueillantes où se maintiennent des liens familiaux qu’ils jugent toxiques, mais encore des constructions humaines parce que la nature les terrifie.
Jim met dans la main de son fils le pistolet chargé, comme le père de Goat Mountain le fusil dans celles du sien. Gary désirant secrètement se séparer de sa femme, il la pousse à bout jusqu’à ce qu’elle l’assassine. Le grand-père conduit son petit-fils à le tuer en mettant sa vie en danger. Lorsqu’elle essaie de l’envoyer en prison, la mère de Galen ne lui laisse pas le choix. N’arrivant à vivre ni au sein de leur famille, ni en dehors d’elle, il ne leur reste qu’à chercher des tombes. Ils errent, tenaillés par le désir inconscient d’en finir. Maladroitement, ils guettent un lieu en accord avec leur désespoir, où ils pourront terminer leur existence. Galen ensevelit sa mère sous le hangar même où elle est morte ; Jim, de Sukkwan Island, abandonne le corps de son fils à la résidence secondaire qu’il a découverte, il ne finit par l’enterrer que parce qu’ayant fait le tour de l’île sans rencontrer âme qui vive, il est obligé de revenir habiter le tombeau qu’il lui avait choisi. Quand la civilisation le rattrape dans la personne du shérif, il ne retrouve d’ailleurs pas la sépulture. La nature ne convient pas aux funérailles car, indifférente, elle annihile définitivement le mort. Les chasseurs de Goat Mountain, dépourvus de bâtiment, ne savent d’ailleurs que faire du cadavre du braconnier. Au contraire, à peine la cabane de Gary finie, Irene l’utilise comme caveau en clouant d’une flèche son mari au plancher, puis en se pendant au toit. Les corps sont liés à la construction. Les dernières lignes d’Impurs laissent entendre que le hangar est également la tombe de Galen, au moins symboliquement : « Galen continua de pousser, inhala le bon souffle de la terre, la sentit collée dans ses yeux et dans sa bouche, le goût du temps, de l’accumulation du temps et de sa libération ».
Une autre construction pourrait aussi représenter, de manière plus détournée, cette pulsion de mort, moteur de l’action chez David Vann. Une frêle bâtisse de planches, quatre murs délimitant un espace sombre, oppressant, « sale, moite », autour d’un trou. Les toilettes extérieures, caractéristiques de l’Alaska, mais aussi le seul bâtiment du campement des chasseurs, et dont la forme se retrouve dans le hangar de Galen. Un lieu pour faire disparaître ce qui doit l’être ; comme le comprend Carl qui jette les habits de sa petite amie infidèle dans des toilettes sèches en constatant : « Voilà ce que c’est l’Alaska, au fond de ce trou, dit Carl. Un coin où chient les gens. Rien que des grandes chiottes ». Si l’on choisit une cabane sur une île, on ne fait en somme qu’emboîter les espaces fermés où concentrer son angoisse pour finir par se débarrasser de ce qu’on ne supporte plus : soi-même.
​
Cet article a paru dans le numéro 43 de la revue >
​